Il y a des tricots pour se détendre, des tricots pour se désennuyer, des tricots pour faire plaisir, des tricots pour pratiquer la patience...
Il y a aussi des tricots pour pleurer.
Il se passe des choses étranges quand on tricote. Une fois qu’on a pris notre erre d’aller, on entre en état d’hypnose et notre esprit entame alors un voyage dont la destination nous est, la plupart du temps, inconnue. On arrive par moments à guider sa course, mais le plus souvent, il agit à sa guise et on ne peut que le suivre docilement.
Lors de ses nombreuses escales, notre esprit visite en chemin des êtres aimés. Il leur parle et leur susurre à l’oreille qu’il les aime. Au fil des mailles, il se dépose tout près des personnes chères à nos yeux et les enveloppe avec bienveillance. À force d’aimer si fort, comme ça, dans sa tête, on pleure, et ces larmes font tant de bien qu’elles font mal aussi.
J’ai souvenir d’un de ces tricots pour pleurer. Cela faisait à peine deux ou trois mois que j’avais appris à tricoter, lorsqu’on m’a annoncé que ma tante, qui m’est très chère, était atteinte du cancer et qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre. Les mots ne peuvent décrire la profonde tristesse, ainsi que la grande colère et le terrible sentiment d’impuissance qui m’ont alors envahie. Très vite, un grand goût de tricoter pour ma tante s’est élevé des tréfonds de mon être. Je devais lui tricoter quelque chose! Cela me semblait si logique, si évident. Je ressentais intuitivement que le tricot allait pouvoir lui dire ce que les mots n’arrivaient pas à exprimer.
J’ai choisi de lui tricoter une grande couverture pour la garder au chaud. Je n’avais alors jamais tricoté de couverture et ne savais comment m’y prendre. Aujourd’hui encore, je ne sais comment j’ai réussi ce tour de force. Je savais à peine tenir mes aiguilles! Il faut croire que la vie nous donne les moyens de nos désirs lorsqu’ils ont cette puissance.
Durant ces dizaines d’heures passées à tricoter ma couverture, j’ai compris que mon tricot n'avait pas pour seule fonction de témoigner de l'amour que je portais à ma tante, il m’aidait aussi à entamer mon deuil. De fil en aiguille, j’ai ainsi remonté le temps, revisité tous ces moments passés avec elle. Je l’ai revue, toute belle, toute jeune. Je l’ai visitée, plus vieille, plus forte. J’ai vu et revu son magnifique sourire, ses grands yeux bleus, ses mains meurtries par le travail. Je nous ai vues ensemble. J’ai de nouveau souffert de ces années où nous avions cessé de nous parler. J’ai revécu notre réconciliation et me suis souvenue des raisons pour lesquelles je l’aimais. Puis, je me suis vue, seule, la pleurant. J’ai fait la paix avec la mort, avec sa mort et, d'une certaine façon, avec la mienne. J’ai compris et accepté qu’elle mourrait en emportant une partie de moi. J’ai réalisé que je l’aimais assez pour lui laisser cette parcelle de moi.
J’ai tricoté la plupart du temps dans le silence et jusque tard dans la nuit, profitant que la maisonnée soit endormie. J’avais besoin de me recueillir et de vivre, sans les nier ni les juguler, toutes les émotions qu’allait faire jaillir mon tricot.
Vous dire le voyage que j’ai fait! Un voyage douloureux, certes, mais aussi étrangement très apaisant.
Une fois terminé, j’ai été incapable d’offrir mon tricot à ma tante. Il était trop chargé; de moi, d’elle, de notre amour. J’ai dû demander à ma mère de lui remettre et l’ai accompagné d’un petit mot. Elle m’a bien sûr appelée pour me remercier, mais ce fut bref. Nous savions l’une l’autre que les mots étaient impuissants à dire le vrai. Par le tricot, nous nous étions comprises, profondément. Voilà qui importait.
Ce tricot continue, aujourd'hui encore, d'évoquer le fort lien qui, par-delà la mort, nous unit.
Les tricots pour pleurer ne nous quittent jamais. Ils nous maintiennent en relation avec ceux que l’on aime. Puissamment. Avec authenticité.
Pour ma tante que j’aime d’amour et pour toujours.
Clio
Yorumlar